Mon petit pamphlet sur nos métiers d’art – Jean-Luc Seigneur

Le texte qui suit s’adresse à ma hiérarchie, à mes consœurs et confrères, à mes élèves de l’école Estienne.

Jean-Luc Seigneur, MOF 2015 graveur de gaufrage et professeur de gravure à l’école Estienne.

Il leur donnera mon explication de cette attitude délibérée, que j’ai prise depuis deux ans, de noter indistinctement tous mes élèves avec la note la plus élevée possible.

Il ne s’agit pas d’une négligence, ni d’une démagogie pour plaire aux élèves. Je n’invoque aucune doctrine pour justifier une démarche. Je n’ai ni l’envie ni la prétention de donner des leçons de pédagogie à qui que ce soit. Je n’incite personne à m’imiter non plus.

Il s’agit d’une forme de contestation personnelle motivée par ma propre colère de devoir assister à un naufrage, et en même temps, au triomphe de l’hypocrisie qui le provoque et l’accélère.

Il me semble que la façon la plus civilisée d’apaiser une colère, c’est de s’efforcer d’en comprendre les causes, et peut-être même de les énoncer clairement, à défaut d’en débattre à l’endroit même où elle a été provoquée. C’est précisément ma démarche.

 

Le naufrage dont je veux parler, c’est celui des « savoir-faire » que l’on est en train de remplacer par des « compétences ».

« Savoir-faire » et « compétences » ont dû, autrefois être des synonymes. Mon dictionnaire se sert même encore de l’un pour définir l’autre lorsqu’il affirme qu’un savoir-faire est une compétence professionnelle. Sauf que le monde est en train de changer, et on remarque bien l’insistance avec laquelle on nous demande, maintenant, surtout dans le milieu éducatif, de faire la différence entre l’un et l’autre.

Dans un célèbre roman qu’on a tous lu au lycée, Georges Orwell attire notre attention sur des injonctions paradoxales, ces petits mots d’ordre qui se prononcent dans l’insouciance ou l’enthousiasme et qui finissent par faire en sorte qu’on ne sait plus très bien, ni qui l’on est, ni où l’on est, ni où on va : « La guerre c’est la paix, l’ignorance c’est la force, l’esclavage c’est la liberté »… et pendant qu’on y est, on pourrait ajouter :« le savoir-faire, c’est les compétences ! »

 

La sociologue Danielle Linhard nous aide à comprendre l’histoire de ces synonymes devenus oxymore. Au début des années 70, le patronat français, effrayé par le pouvoir pris par les syndicats ouvriers après mai 68, s’enquiert de l’expertise de conseillers américains. Leur verdict est sans appel : Si vous voulez  vous débarrasser de l’influence des syndicats, il faut casser la notion de « métier », et la remplacer par le concept de « compétences » ! Il faut dire qu’ils sont forts, les conseillers américains. Le plus célèbre d’entre eux, l’inventeur de « l’Organisation Scientifique du Travail », Frederick W Taylor, celui qui a donné son nom à la discipline au début du XXème siècle en prônant l’utilisation maximale de l’outillage et la suppression des gestes inutiles.

C’est vrai qu’ils sont bêtes, les ouvriers, ils adorent les gestes inutiles, sauf qu’à cette époque, on ne peut pas trop les bousculer, parce que justement, ce sont eux qui savent comment on fait le boulot. Tout savoir est un pouvoir. Alors le coup de génie de Taylor a été de tronçonner le savoir des professionnels en une multitude de petites micro-compétences, de les trier, de les classer, d’en faire la synthèse, puis d’en tirer les règles, des « process (sic) », des prescriptions, des feuilles de route. Bref, de faire en sorte que la direction de l’usine en vienne à pouvoir dire aux ouvriers en quoi consiste leur travail. Cela ne vous rappelle rien ? Trop forte la direction !

Ce qu’il nous faut comprendre, c’est cette distinction que font les anglophones, et en l’occurrence les « conseillers américains » lorsqu’ils opposent « hard » et « soft skills ». Entre, justement « savoir–faire et compétences ». En cas d’invasion, fût-elle économique, c’est toujours intéressant de comprendre la langue de l’occupant.

Donc, le « hard skill », c’est notre savoir-faire, ce qu’on appelle un « métier ». Un truc, pas toujours facile à apprendre, (ni à enseigner), non seulement parce qu’il faut en comprendre les phénomènes ou les gestes, souvent contre-intuitifs, mais surtout les faire et les refaire autant de fois qu’il faudra pour les maitriser. C’est à dire, jusqu’à ce qu’ils deviennent des automatismes. On devra acquérir plusieurs de ces gestes automatiques. Même le plus possible, pour les associer, et disposer ainsi d’autant de solutions de rechange en cas d’imprévu.

Mais pourquoi, encore enseigner de tels gestes, alors que des machines, ou même des chinois peuvent, à bon compte, les faire à notre place ?

L’expertise, ce n’est pas de faire indéfiniment un geste automatique, c’est de le faire jusqu’à ce qu’on soit confronté, ou tenté par un imprévu, à une décision à prendre d’urgence ou de façon impromptue. C’est intéressant, parce que, adopter une solution imprévue, fût-elle issue d’un geste inutile, c’est parfois, et surtout quand ça marche, ce qu’on appelle aussi de la création ou de l’innovation.

Le philosophe des techniques, Bernard Stiegler, nous rapporte cette réflexion des pilotes automobiles. Rouler autour de 300km à l’heure dans une formule1 provoque un stress permanent. En situation de stress, on ne peut plus, on ne sait plus rien faire d’autre qu’un geste automatique. Plus question ici, d’improviser. Une course automobile, ce sont des hommes qui se conduisent, eux-mêmes comme des robots, mais qui savent, que celui d’entre eux, qui va gagner, est celui qui, mieux, et plus souvent que les autres, saura opportunément se « départir » de ses propres automatismes, juste la fraction de seconde nécessaire  pour  prendre le risque que les autres ne s’attendent pas qu’il prenne.

Bernard Stiegler raconte aussi le même genre de phénomène chez les acteurs de théâtre.  En racontant cela, il montre qu’il a très bien compris ce qu’est un Savoir-faire, et en tout cas mille fois mieux que tous ces ennuyeux qui nous chantent la chanson de l’excellence du savoir des artisans, pour nous faire croire qu’ils connaissent et comprennent les métiers d’art.

Dans les manuels de management, on dit bien des « soft skills » (les compétences), qu’ils ne sont pas des savoir-faire, mais des savoir-être. C’est une accumulation de qualités, non pas techniques, comme on pourrait en apprendre à l’école dans les livres ou dans les ateliers, mais inhérent à chacun de nous, (En réalité, c’est ce qu’on a appris à la maison ou dans la vie privée) par exemple : Curiosité, ponctualité, méticulosité, sagacité, opiniâtreté, franchise, être capable d’argumenter, d’organiser, de comprendre une demande, de connaître ses propres limites, de prendre du recul, de proposer des alternatives, etc. Les listes qu’on nous propose maintenant dans les grilles de notation sont encore bien plus longues, et là, je vous les ai traduites en français lisible.

Il faut avoir été obligé de relire attentivement les appréciations accompagnant, les notes des bulletins semestriels, comme nous avons dû le faire pour noter et classer les dossiers d’admission de la promotion 2020, puisque, pour la première fois, nous n’avons pas pu rencontrer réellement les candidats, à cause de la Covid N°19, pour s’apercevoir à quel point ces appréciations ne concernent quasiment plus les savoir-faire.

Elles ne disent plus jamais des trucs comme : « Marie a enfin compris comment construire une perspective dans ses dessins ce semestre », Mais elles disent désormais, en référence aux compétences : « Marie est devenue une belle personne, elle s’intègre bien dans le groupe, elle s’est beaucoup épanouie ce semestre ».

Décidément, ils ont été inspirés, les experts américains de qualifier de « soft » cet aspect des « skills » qui est, justement, le plus socialement violent. Mais eux, ils savent de quoi ils parlent. Ce sont de vrais pros.

Il n’est plus question ici, que de comportement. Plus la peine, de devenir le professionnel aussi indispensable que possible, afin de pouvoir négocier ses futures prestations, mais plutôt l’individu(e) flexible et permutable, capable de s’adapter en situation d’urgence ou de changement, et n’ayant pas d’autre alternative que d’obéir à une autorité. De parfaits candidats aux emplois « ubérisés » d’aujourd’hui et futures victimes des « burn-out » qui deviennent le fléau ordinaire du monde du travail. J’imaginais naïvement que notre rôle serait de prémunir les élèves de tout cela, mais à la place, nous nous contentons de les acclimater.

 

 

Jean-Luc Seigneur
Professeur de gravure en relief, école Estienne.